Div Yezh Landerne

En 2100, les Terriens parleront 3 000 langues de moins

LE MONDE - 31.12.05

La linguiste Colette Grinevald est chercheur au laboratoire dynamique du langage de l’Institut des sciences de l’homme Lyon-II. Spécialiste du monde amérindien, elle a aidé l’Unesco à définir les critères de vitalité des langues

Environ 6 000 langues sont parlées sur Terre. Combien en restera-t-il à la fin du siècle ?

Le rythme de disparition s’accélère. D’ici un siècle, la moitié des langues parlées actuellement dans le monde auront disparu. C’est une estimation basse. En Australie et sur le continent américain, cette proportion sera bien plus élevée, de l’ordre de 90 %.

Avant l’arrivée des Blancs, 300 langues étaient parlées dans ce que sont aujourd’hui les Etats-Unis. En 1992, il n’y en avait déjà plus que 175 utilisées par au moins une personne. On estime que cinq seulement auront survécu à la fin du XXIe siècle. Même l’avenir du navajo est incertain, et pourtant c’est aux Etats-Unis la langue indigène qui a le plus de locuteurs, environ 120 000. Elle est de moins en moins apprise par les enfants.

Pourquoi cette accélération ?

La globalisation économique entraîne un exode rural des populations indigènes. Elles se perdent dans les villes et ne peuvent perpétuer leurs traditions et leur modèle familial. Dans le monde amérindien, les parents sont persuadés que parler une langue indienne est un handicap pour avoir un travail.

Cette pression est aussi psychologique sur fond d’idéologie encore dominante du bienfait du monolinguisme dans un Etat-nation. Certains "monolingues" voient dans le multilinguisme un signe de division des capacités intellectuelles.

Quelles langues risquent de disparaître ?

Une langue est menacée, selon les linguistes, si elle n’a plus de locuteurs d’ici la fin du XXIe siècle. C’est le cas d’une centaine de langues en Europe et autant en Amérique du Sud, selon l’Atlas publié par l’Unesco. Le breton, le franco-provençal ou le poitevin saintongeais sont ainsi "sérieusement en danger". Parfois, une langue paraît vivace car elle est utilisée par des millions de locuteurs, comme les langues quechua en Amérique du Sud. Mais celles-ci sont déjà, dans certaines régions en Equateur et au Pérou, comme des morts-vivants : aucune personne de moins de 20 ans ne les apprend ou ne veut les parler.

Quelles seront les conséquences ?

De nombreuses connaissances captées par ces langues vont se perdre. Comme les propriétés des plantes vénéneuses en Amazonie ou celles qui peuvent avoir un intérêt dans la pharmacopée. Les langues apportent également une ouverture d’esprit. Elles permettent de voir différemment le monde et de montrer les facettes les plus diverses du génie humain. Au Guatemala, par exemple, je travaille sur le popti’, en péril, qui classifie tous les objets par la matière dont ils sont faits.

Que dire des répercussions sociologiques...

Cela peut créer de réels problèmes identitaires. La langue permet de s’ancrer dans une histoire, un lieu. Beaucoup d’Amérindiens ont dû renier leur langue maternelle au profit de l’anglais ou de l’espagnol. Cela crée ce qu’on appelle de l’anomie, un entre-deux linguistique et culturel, où aucune des deux langues n’est maîtrisée. Cette situation peut devenir source de violence et entraîne chez les Amérindiens diverses formes d’autodestruction, comme l’alcoolisme et le suicide. J’ai observé le même phénomène aux Etats-Unis chez de jeunes Mexicains et Portoricains. Je reconnais parfois en France ce même type de malaise chez certains étudiants maghrébins qui ne connaissent pas l’arabe et chez des sourds qui revendiquent la langue des signes sans dominer le français écrit. On apprend mieux toute autre langue si on peut être fier et bien ancré au départ dans la sienne.

Quel rôle joue Internet ?

Un rôle double, tout à la fois poison et antidote, facteur d’uniformisation mais aussi de diversité. Il existe par exemple de plus en plus de sites Internet de langues amérindiennes gérés par des Indiens, pour des Indiens. Au Guatemala, une collègue linguiste a passé plus de dix ans à former des Mayas qui sont devenus linguistes et s’occupent d’un site en espagnol et plusieurs langues mayas. Leur travail prolonge le combat de Rigoberta Menchu (Prix Nobel de la Paix en 1992) qui a permis une reconnaissance officielle des 28 langues mayas.

Quelles seront les langues majoritaires à la fin du siècle ?

L’anglais bien sûr, l’espagnol, à cause de l’Amérique du Sud, l’arabe, puis des langues d’Asie, comme le chinois et l’hindi. Sur le continent africain, le swahili, le wolof sont en plein essor et avalent les langues de la région.

Y aura-t-il une langue mondiale ?

Oui, probablement l’anglais, avec un statut de langue véhiculaire : une seconde langue relativement simplifiée, adaptée au commerce et aux échanges scientifiques, mais pas faite pour faire la cour, par exemple.

De nouvelles langues vont-elles apparaître ?

Très peu je pense. La formation d’une langue est un processus lent, en plusieurs étapes. La première est la création d’un "pidgin", un code inventé généralement pour faciliter les échanges commerciaux. Il peut, au bout d’une ou deux générations, devenir un "créole", doté d’un vocabulaire mixte et d’une grammaire relativement simplifiée. Très peu ensuite se développent au point de devenir des langues officielles, comme ce fut le cas du tok pisin, en Mélanésie, ou de l’haïtien. Il existe d’ailleurs de plus en plus de formes créolisées de l’anglais, en Inde par exemple, ou en Afrique.

Où en sera le français à la fin du siècle ?

Le français ira bien, mais les Français devront parler plusieurs langues. Regardez le Danemark, où la moitié du cursus universitaire se fait en anglais : il n’y a pas de confusion, les Danois parlent danois entre eux et utilisent l’anglais car personne d’autre dans le monde ne parle leur langue. Le multilinguisme est parfaitement à la portée de l’intellect humain. Les enfants sont tous capables d’apprendre trois ou quatre langues.

Propos recueillis par Laure Belot et Hervé Morin Article paru dans l’édition du 01.01.06

Chiffres

6 000 langues sont parlées dans le monde. 96 % d’entre elles ne sont employées que par 3 % des Terriens. En 2000, 1 995 langues étaient utilisées en Afrique, 1 780 en Asie, 1 250 en Amérique, 1 109 en Nouvelle-Guinée, 234 en Australie, 250 dans le Pacifique, 209 en Europe. Les 10 langues les plus parlées (en première ou deuxième langue) : chinois (1 120 millions de locuteurs), anglais (480), espagnol (320), russe (285), français (265), hindi/ourdou (250), arabe (221), le portugais (188), le bengali (185), japonais (133), allemand (109).

En 2050, 166 millions des 15-24 ans parleront le chinois. Viendront ensuite l’hindi/ourdou (74), l’arabe (72), l’anglais (65), l’espagnol (63), le portugais (32), le bengali (32), le russe (15), le japonais (11), le malais (10).

Sur internet

www.teluq.uquebec.ca/diversc...

Langues mayas : www.okma.org

À lire

Halte à la mort des langues, de Claude Hagège, Poches Odile Jacob, 2002, 381 p., 10 €.

Ces langues, ces voix qui s’effacent, de Daniel Nettle et Suzanne Romaine, éd. Autrement, 2003, 240 p., 19 €.

dimanche 5 février 2006

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