Div Yezh Landerne

Bénéfices et conditions d’une éducation bilingue précoce :

ce que nous disent les neurosciences. Gilbert DALGALIAN

L’éducation bilingue précoce présente trois avantages dans la formation de l’enfant :

· il est plus formateur que les mêmes apprentissages menés tardivement ;

· il apporte un bénéfice global : il profite aussi à la langue maternelle ou 1ère de l’enfant ;

· il offre davantage de transférabilité qu’une éducation monolingue pour aborder toute nouvelle langue.

Ces avantages sont tous reliés aux potentialités acquisitionnelles du bébé, puis du petit enfant.

Celles-ci sont multiples, nous allons les passer en revue et nous aurons l’occasion de vérifier qu’elles ne proviennent pas d’un "don des langues" qui serait inné (malgré des différences individuelles toujours possibles). Les capacités d’acquisition sont tout au contraire le fruit d’un contact intensif et prolongé entre les neurones du nourrisson et le langage humain de l’entourage.

Autrement dit, le "don des langues" est un acquis précoce : à l’âge du langage. Or le langage ne se construit qu’une fois dans une vie et se construit différemment chez l’enfant bi- ou plurilingue et chez l’enfant unilingue.

1. Quelles sont ces potentialités acquisitionnelles du bébé ?

(Cette 1ère partie sur l’acquisition s’appuie sur les travaux et publications de Jean Petit).

Selon Jean Petit, il faut en dénombrer au moins quatre qui sont :

Perception catégorielle (selon le principe du tout ou rien) :

Mise en évidence par la technique dite de "la tétine électronique", dès les premières semaines de vie.

La tétine que le bébé a en bouche est reliée à un appareillage qui enregistre les variations d’intensité dans la succion. Lorsque le bébé perçoit un son nouveau, la succion devient plus intense. Si le même son est répété plusieurs fois, l’intensité diminue et redevient normale : phénomène d’habituation ! Dès qu’un nouveau son apparaît ou que le son initial est suffisamment modifié, l’intensité de la succion reprend très fort et ainsi de suite pour chaque son nouveau.

La "tétine électronique" non seulement permet de mettre en évidence les activités de discrimination des sons, mais aussi fait apparaître que la décision du bébé - concernant le caractère semblable ou différent du son nouveau qui lui est présenté - est une décision fulgurante, instantanée ! Il décide instantanément la limite critique entre une consonne sourde et la sonore correspondante, entre [p] et [b] par exemple. (cf. transparent)

Ce qui revient à dire que la tétine électronique révèle que tous les bébés sont dotés, peu de temps après leur naissance, des mêmes limites catégorielles qui leur permettent de discriminer toutes les oppositions phonologiques possibles de toutes les langues de la planète. A l’âge de 6 mois on peut parler d’une oreille universelle. Ce qui sera de moins en moins vrai avec l’âge.

Bien évidemment aucun bébé ne réalisera ce vaste programme : même s’il vient au monde dans une famille bilingue, voire trilingue, il ne construira son "oreille" - ou si l’on préfère ses capacités de discrimination auditives - qu’avec le stock phonologique de son milieu familial, qui n’est qu’une toute petite partie de l’éventail des possibles.

Fondamentalement, cette perception catégorielle fournit la grille à partir de laquelle va se construire chez le tout-petit le système des oppositions phonologiques.

On pourrait penser que cette perception catégorielle est innée. Or voici que la technique des réseaux neuronaux a réduit à néant cette hypothèse.

Il s’agit d’ordinateurs ayant plusieurs processeurs, programmés pour interpréter des stimuli peu différents comme identiques et des stimuli plus clairement différents comme opposés. Or que se passe-t-il quand de tels réseaux neuronaux sont en présence d’échantillons de langues humaines ?

En 2 minutes ils établissent une représentation catégorielle des sons qui coïncide totalement avec celle du bébé : c’est donc une façon de compartimenter l’espace perceptuel qui prépare les acquisitions phonologiques du nourrisson.

Au passage, notons que c’est aussi la confirmation par les neurosciences de cette intuition forte et féconde de Saussure qui disait que dans la langue tout est soit similitude, soit opposition.

Déjà avec cette seule mise en évidence de la perception catégorielle des sons, on est mis sur la piste de ce que j’appelle le "don acquis" de façon précoce.

Perception continue (principe du ’plus’ ou ’moins’) :

Bébé, qui a grandi, mesure désormais la distance entre ses productions sonores et celles de l’environnement : il peut ainsi commencer à la réduire et à la contrôler.

C’est la mise au point articulatoire sous contrôle de "l’oreille". Pourtant si la discrimination des phonèmes ne dépendait que de cette perception continue, le processus serait archi-lent et empêcherait la communication. Seule la perception catégorielle permet l’identification instantanée des phonèmes et le décodage du message.

En outre, la capacité de perception continue est dépendante d’une 3e potentialité, aussi remarquable que la perception catégorielle.

Couplage perception/phonation :

C’est la capacité à reproduire les sons et autres traits intonatifs dès le moment même de leur discrimination auditive. Autrement dit, la phonation se fait comme sur consignes de la perception linguistique : cela fonctionne comme un couplage entre l’appareil auditif et l’appareil articulatoire-phonatoire.

C’est ce que j’évoque dans "Enfances plurilingues", publié en 2000 - à partir d’une conviction forte dont j’avoue qu’à l’époque je n’avais pas la moindre preuve expérimentale - quand je dis ceci (pardonnez-moi de me citer) :

"Le schéma moteur qui préside à toute articulation est tellement inhérent au concept même du phonème qu’il ne peut même pas être disjoint de sa mémorisation"(p.33). C’est donc un couplage mental.

Pourtant c’est ici que les différences individuelles reprennent le dessus, ainsi d’ailleurs que les différences d’input, et que cette capacité de couplage varie considérablement d’un individu à l’autre quant aux effets : certains enfants atteignent la maîtrise articulatoire à 3 ans et d’autres n’y parviennent tout à fait que vers 5 ans. Couplage mental n’est donc pas encore articulation réussie.

Les premiers font la mise au point articulatoire, c’est-à-dire s’ajustent au standard très tôt, tandis que d’autres font cet ajustement de façon graduelle. Dans tous les cas ce couplage instantané se relâche à partir de 6-7 ans : des sons qui n’existent pas dans votre langue maternelle ou première ne seront acquis après cet âge que par une immersion intensive qui équivaut à une rééducation auditive. Comme pour un malentendant.

Cependant ce qui est le plus remarquable, ce n’est pas tant la simultanéité entre perception et phonation, c’est davantage encore le fait que le système phonologique - ou les systèmes en cas de plurilinguisme - est/sont acquis entre 2 et 5 ans, sous condition d’environnement linguistique.

Plus remarquable enfin est le fait qu’aucun de ces organes - ni les poumons, ni la glotte, ni le pharynx, ni la bouche, ni le nez, ni la langue, ni les dents, ni les lèvres - ne sont par nature destinés à la phonation ou à l’articulation, mais sont des organes pour respirer et se nourrir et que la réadaptation nécessaire de tous ces muscles et organes se fait en maximum 5 ans ! D’où les différents rythmes de mise au point d’une articulation maîtrisée.

Capacité de segmentation :

La segmentation des énoncés perçus à l’oral ne bénéficie pas des marques de segmentation obligatoires à l’écrit. Cependant la reconnaissance de la segmentation à l’oral se fait très tôt et très vite.

Cette 4e potentialité se révèle de façon tangible chez les nourrissons de 6 à 8 mois. C’est la "technique dite des préférences", qui met cela en évidence : elle permet au bébé d’exprimer sa préférence entre différents échantillons de langues, entre un échantillon volontairement mal segmenté et un échantillon correctement segmenté de la même langue.

Ce test doit bien entendu être fait après que le nourrisson a été exposé à quelques échantillons corrects. Mais cette exposition - voilà encore une donnée remarquable ! - n’a pas besoin de plus de 2 minutes. Etonnant !

Car cela revient à dire qu’en 2 minutes le tout-petit a perçu l’essentiel des régularités intonatives et prosodiques en général, y compris des régularités distributives qui sont par définition statistiques. Aptitude qui disparaît plus tard, sauf chez les imitateurs qui ‘imitent les langues’ sans les avoir apprises.

Ici encore on a fait intervenir les réseaux neuronaux (ordinateurs) pour vérifier l’hypothèse et que constate-t-on ? Ils réalisent la segmentation d’une langue naturelle à la même vitesse et la même précision qu’un bébé de 6-8 mois. Ce qu’un adolescent ou adulte, même plurilingue, peut définitivement leur envier !

2. L’âge du langage :

On comprend mieux dès lors cette vielle distinction qui remonte à Saussure entre ’langue’ et ’langage’.

Lorsqu’on croit observer les progrès en langue de son enfant, on est en réalité comme en présence d’un train qui en cache un autre : vous observez les progrès du bébé au jour le jour, vous vous dites que c’est du français, mais en réalité ce qu’il construit n’est pas (pas seulement, pas principalement) du français. Ca, c’est l’omnibus visible, observable, de votre train-train quotidien.

Ce qu’il construit sous vos yeux éblouis, c’est en réalité un TGV qui s’appelle le langage, qui est très porteur très tôt et très vite, mais qui va s’arrêter aussi très tôt, vers 7 ans, âge moyen. J’y reviens dans un instant, pour en dire la raison.

Entre zéro et 7 ans, c’est donc l’âge du langage (mieux que la ‘période critique’) : il se construit, selon l’environnement linguistique, à la faveur d’1, 2, ou 3 codes. D’où une base de données linguistiques, chez le bilingue et le plurilingue précoces, plus riche, plus vaste et plus flexible, avec une attention accrue, même si elle est inconsciente et involontaire, aux différences formelles entre langues et au sein de chaque langue.

D’où l’affirmation du début que l’acquisition précoce de la langue 2, sous certaines conditions d’environnement et d’intensité, ne se fait pas au détriment mais au bénéfice (aussi) de la langue maternelle ou première.

[D’où aussi l’ineptie qui consiste à demander aux parents de migrants de s’abstenir de parler leur langue d’origine à leur enfant. Double ineptie même, parce que :

1) l’acquisition du français n’exige absolument pas l’éradication ou le refoulement d’une autre langue présente dans l’environnement ;

2) traiter l’enfant comme une tabula rasa n’est ni le bon moyen de le valoriser, ni une aide cognitive à la comparaison des langues qui pourtant est pour lui une pratique quotidienne plus ou moins inévitable, s’il a déjà des bases ou davantage dans cette langue d’origine.]

Mais revenons au TGV qui s’arrête vers 7 ans, âge moyen :

· Primo, il faut dire que c’est bien ce TGV - le langage - qui est le plus important des deux : en effet, la perte d’une langue existe, même maternelle, surtout chez l’enfant ! Or l’enfant transplanté dans un nouvel environnement substitue la langue du nouvel environnement à celle qu’il a perdue. Il n’a donc pas tout perdu : il a même conservé l’essentiel ; l’aptitude à acquérir cette nouvelle langue, c’est le langage qui, lui, ne se perd pas une fois acquis. Le langage, c’est pour la vie, tandis que la langue, c’est ce qu’on en fera.

· Deusio, si on rate le TGV, ce n’est pas rattrapable et du coup l’omnibus de la première langue n’est pas rattrapable non plus : c’est le cas des "enfants-loups", dont le plus célèbre fut Victor de l’Aveyron grâce à ’L’enfant sauvage’ de F. Truffaut, mais le cas le mieux observé reste celui de Genie, 13 ans 1/2 (suivie par Susan Curtiss en 1997). Malgré des différences mineures, on constate globalement que les enfants-loups maîtrisent la première articulation au moins en réception, autrement dit reconnaissent les phonèmes qui forment les mots (de l’oral) et pour quelques douzaines de signes les comprennent.

· Mais pour la production, même limitée, ils rencontrent beaucoup d’obstacles et surtout c’est l’ensemble de la seconde articulation qui n’est jamais maîtrisé ! Or c’est là le cœur de la créativité langagière et cela est acquis avant sept ans.

Pourquoi le cœur de la créativité langagière ? Parce que c’est cette morphosyntaxe que nous avons en commun et qui vous permet à vous en ce moment même de saisir des énoncés inédits et compliqués et à moi de les produire sans regarder mon papier et sans par cœur. Et aussi parce que cette grammaire intériorisée que nous avons en commun est faite d’automatismes et de réflexes qui nous libèrent de la forme pour nous concentrer sur le sens. Ceci rejoint d’ailleurs une hypothèse forte des méthodologies SGAV des débuts.

Mieux : la 2e articulation du langage, c’est notre clé d’accès à l’abstraction et à la complexité, donc pour nos enfants la clé d’accès à toute éducation, à toute formation.

Cette 2e articulation, le cœur du langage, est construite à 7 ans pour ce qui est des fondements et n’est pas construite de la même façon chez les monolingues et chez les bilingues.

L’imagerie fonctionnelle par résonance magnétique :

Nous savons désormais grâce à l’imagerie médicale la plus récente quelles modifications se produisent dans le cortex lors de certaines tâches cognitives et linguistiques. Nous savons en outre et mieux que ces pionniers eux-mêmes à quoi servent les aires de WERNICKE et de BROCA, qui eux n’avaient pas d’autre moyen que d’observer les aphasiques de leur vivant et d’attendre leur fin pour établir post mortem et par autopsie la relation entre les pathologies et les lésions enfin observables après la mort du patient. Il s’avère que :

1) L’aire de Wernicke est le laboratoire du sens : sens des mots, sens des énoncés. C’est le centre dépositaire de notre logique et de notre sémantique. Or l’IRM n’a pu déceler aucune différence entre bilingues précoces et apprenants tardifs quant au fonctionnement de l’aire de Wernicke, ce qui en passant souligne l’universalité des structures logico-sémantiques fondamentales.

2) C’est exactement le contraire qui se passe avec l’aire de Broca : celle-ci traite toutes les opérations formelles, phonologiques et morpho-syntaxiques tant en réception qu’en production. Mais voilà où intervient la différence entre monolingues et bi- ou plurilingues précoces : tandis qu’un apprenant tardif doit construire pour chaque nouvelle langue une aire de Broca supplémentaire tout à côté de la première qui est le siège de la langue maternelle (pour la phonologie et la grammaire), le bilingue précoce, lui, traite ses deux langues dans la même aire première. Cela revient à dire que le processus d’apprentissage est le même pour ses deux langues et qu’elles ont pour le bilingue un statut identique d’acquisitions premières. On peut encore formuler autrement cette différence dans le processus d’apprentissage : la langue tardive s’apprend par un détour constant - même s’il est inconscient - par la langue maternelle ou première pour une construction séparée.

Tandis que la langue précoce intensive s’acquiert par une entrée directe en langue, réalisant une sorte de mise en facteurs communs des moyens neuronaux : donc une économie de moyens, qui permet un aller-retour automatique d’une langue à l’autre par simples transpositions et reformulations sans souci de traduction.

Quel est ce processus ? Il se traduit dans l’acquisition concrète des 2 langues par une même stratégie d’approximations successives et optimisantes, c’est-à-dire par des généralisations et des conceptualisations de plus en plus fines, ce en fonction de l’input, donc de l’environnement.

Cet input agit en raison des facteurs de fréquence et de cohérence des éléments perçus, lesquels facteurs réduisent progressivement et régulièrement les déviances acquisitionnelles et rapprochent les productions de l’enfant de la norme de son environnement.

Simplement le bilingue ou plurilingue précoce fait ce travail d’approximations successives deux fois en sachant très tôt qu’il travaille sur 2 systèmes distincts et que les approximations optimisantes pour une langue ne valent pas pour l’autre. La conscience de la norme est très largement en place vers 3 ans.

Cela nous ramène à la question de la fin de l’âge du langage autour des 7 ans. ‘Période critique’ en effet : elle marque la fin d’une étape.

La fin de la stabilisation synaptique :

C’est une notion déjà ancienne introduite par J-P. Changeux, C. Courège et A. Danchin dès 1973 et confirmée depuis : les potentialités surabondantes des connexions neuronales ne sont exploitées et conservées que si elles sont sollicitées, stimulées à l’âge du langage. La sclérose infantile des neurones non exploitées n’est pas de nature pathologique, mais le destin du petit humain qui n’a pas le temps, ni l’occasion de tout expérimenter, tout vivre et tout apprendre. Cette régression neuronale commence vers 5 ans, mais ne devient complète que vers 7 ans avec des réversibilités partielles.

Pour bien illustrer ce processus, encore un exemple qui cette fois concerne les jeunes sourds-muets de naissance. Là aussi l’IRM nous montre que, si on les place en situation d’apprendre la langue des signes avant 4 ans, ils gèrent les signes gestuels avec les mêmes aires corticales qui servent à l’audition linguistique chez les enfants bien entendants. Ce qui se traduit par une extension fabuleuse de l’aire visuelle de ces sourds-muets.

Mais passé l’âge de 4 ans, cette extension de la zone visuelle par annexion d’une zone prévue par la nature pour l’audition n’est plus aussi facile et l’apprentissage du langage des signes reste loin d’une maîtrise parfaite.

Donc ce n’est pas seulement pour le langage parlé ni même pour les langages en général que vaut cette loi neurologique de la stabilisation synaptique.

C’est probablement dans tous les domaines aussi bien psychomoteurs que cognitifs que vaut cette loi selon laquelle nous apprendrons certes beaucoup de choses tout au long de la vie, mais avec la base de données constituée pour l’essentiel avant 7 ans, avant l’âge dit de raison. Et la base du bilingue est plus riche de ressources diverses et de transférabilités.

Pourquoi alors privilégier la langue, les langues ? La raison n’est que partiellement linguistique et au moins autant philosophique.

Derrière les différences formelles de ses langues, le petit bilingue a très tôt reconnu des constantes logiques et sémantiques. Derrière les grammaticalisations et les lexiques différents, il a touché du doigt tout petit des universaux linguistiques de tous niveaux. Derrière les différences de rituels culturels il a perçu les universaux anthropologiques qui ne demandent plus qu’à être étendus dans l’espace et dans le temps, transférés à d’autres langues et cultures.

Si ce que je viens d’affirmer là est vrai, ne serait-ce qu’à 50%, alors on peut dire que le bilinguisme précoce est, si nous le voulons, la première université pour nos enfants et petits-enfants. Dans ce cas il serait grand temps que le champ de l’éducation soit retiré à l’idéologie monolingue dominante en Europe de l’Ouest et que les spécialistes du langage s’engagent dans la démystification désormais possible au bénéfice - faut-il encore le dire ? - de toutes les langues présentes dans l’environnement.

mercredi 8 février 2006

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